Raison et Sentiments

 

CHAPITRE I

 

Marianne Dashwood Brandon frotta ses mains glacées l’une contre l’autre sans quitter pour autant des yeux la porte toujours close de la salle de bain. Malgré le feu brûlant dans l’âtre de la chambre à coucher - leur chambre dorénavant – la jeune femme se sentait frigorifiée. Elle avait pourtant jeté sur ses épaules un ancien châle, souvenir réconfortant de la vie qu’elle venait de quitter. Vieux, usé, il dépareillait grossièrement avec la chemise de nuit récemment achetée, coupée dans un tissu fin et beaucoup trop transparent à son goût.

Certes, cela mettait ses formes en valeur mais l’idée qu’un homme puisse la voir ainsi vêtue la mettait mal à l’aise. Surtout un homme comme le Colonel. Ne trouverait-il pas cela lui-même indécent ? Où bien cela faisait-il parti de ces choses que seul un couple marié pouvait accepter ?

Marianne soupira.   

Ce qui était censé se passer ici, cette nuit, personne ne lui en avait jamais rien dit et l’incertitude la mettait au supplice. L’acte de chair restait un parfait mystère et la seule démonstration physique à laquelle Marianne avait eu droit de la part de son époux était le baiser qu’elle avait reçu lors de leur mariage. Un baiser doux, chaste mais sans la moindre passion.

Qu’allait-il donc se passer cette nuit ?

Marianne rajusta son châle et sursauta lorsque enfin la porte la séparant du Colonel s’ouvrit lentement.  

Christopher Brandon apparut, vêtu d’une robe de chambre d’un noir austère par-dessus une chemise écrue. Son regard était grave et malgré la douceur qu’elle lui connaissait, il dégageait soudainement une virilité qui l’effrayait.

D’un pas lent et mesuré, il s’avança vers le lit et bientôt tous deux se tinrent debout de part et d’autre de la couche nuptiale. Son regard aiguisé la transperça, détaillant les courbes féminines de son corps malgré le châle qu’elle tenait serré contre son cœur.

- Marianne… commença-t-il au bout d’un instant de silence.

Sa voix était enrouée, hésitante… mais donnait l’étrange sentiment qu’il s’apprêtait à lui réciter un discours qu’il avait longuement répété.

- Nul doute que vous êtes totalement ignorante de ce qui est censé se passer ce soir.

A la lueur des chandelles, elle perçut l’interrogation muette de son regard et acquiesça.

- Je… Je sais que les sentiments que vous avez… eu, butta-t-il sur ce dernier mot,  pour John Willoughby sont bien différents de ceux que vous éprouvez pour moi. Nous n’en n’avons jamais vraiment parlé ouvertement mais je crois pouvoir dire que vous avez confiance en moi et que vous ressentez un certain attachement.

- Bien sûr, répondit-elle aussitôt.

En ce cas, je ne vous aurais jamais épousé, songea-t-elle.

Mais elle fut surprise de constater qu’aux yeux du Colonel, il ne s’agissait en aucun cas d’une certitude. Elle avait si bien suivi les préceptes de sa sœur aînée que sa soudaine réserve l’inquiétait certainement.

Il acquiesça.

- Mais l’amour passionné et le désir charnel que vous avez éprouvé pour Willoughby auraient certes rendus cette nuit moins difficile pour vous.

La jeune femme rougit.

Il était étrange de parler d’un autre homme avec son époux, des émotions qu’il avait su lui faire éprouver et qui restait hors de portée du Colonel.

Où voulait-il donc en venir ?

- La première nuit est douloureuse pour une femme, lâcha-t-il alors avec une soudaine brusquerie. C’est un fait. Et la confiance, le respect ne sont pas des sentiments assez forts pour rendre cela plus… confortable.

Marianne blêmit et sentit son sang se glacer.

Voilà donc pourquoi personne n’en parlait jamais. Pourquoi sa mère s’était montrée si évasive à ce sujet lorsqu’elle avait enfin osé le lui demander.

- J’aurais aimé qu’il en soit tout autre, dit-il d’une voix radoucie. Vous devez savoir combien… combien il m’est intolérable de devoir vous blesser.

La douceur et l’infinie tendresse de ces derniers mots rappelèrent à Marianne les raisons de son choix. A l’inverse de Willoughby, Christopher Brandon était un homme à faire passer son bonheur à elle avant toute autre chose.

- Je le sais, parvint-elle à articuler.

Elle aurait aimé mieux cacher ses craintes. Lui prouver la confiance qu’elle avait en lui. Mais le résultat fut peu probant car il ajouta vivement :

- Cela ne durera que quelques secondes. Après quoi, je me retirerai.

Pour Marianne, ces paroles étaient tout aussi abstraites qu’elles étaient claires dans l’esprit du Colonel. Malgré cela, elle comprit au ton de sa voix et à la douceur de son regard, qu’il lui faisait là une faveur que bien peu d’hommes n’auraient eu la délicatesse d’avoir.

Comme plus aucun son ne semblait capable de passer le barrage de ses lèvres, Marianne se contenta de le remercier d’un hochement de tête et sentit ses nerfs se tendre lorsqu’il leva une main afin de l’inciter à se coucher.

De ses doigts tremblants et engourdis, la jeune femme défit le nœud qui retenait son châle sur ses épaules puis tourna le dos à son époux afin de poser le vêtement sur une chaise. Lorsqu’elle jeta un œil vers le Colonel, elle fut soulagée de le voir détourné, accomplissant les mêmes gestes qu’elle avec plus de sûreté. D’un pas hâtif, Marianne se glissa entre les draps frais du lit et une fois étendue, ramena les couvertures le plus haut possible. Ainsi, allongée sur le dos, les membres raidis par l’appréhension, elle attendit.

Le matelas ploya bientôt sous le poids du Colonel et la jeune femme croisa les mains sur son ventre en un geste de protection inconscient.

Un silence figé se fit et Marianne jeta un oeil inquiet vers son époux. Il était à présent sous les couvertures, tourné vers elle et observait son visage avec un trouble qui la mit mal à l’aise. Elle ne put soutenir son regard et entendit un léger soupir.

- Essayez de vous détendre, sans quoi, cela risque d’être plus douloureux encore, souffla-t-il d’une voix rauque.

Elle aurait voulu rire de tels propos mais se sentait bien trop angoissée pour cela. Après tout ce qu’il lui avait dit, comment pouvait-il espérer la voir se détendre ?

Elle ferma pourtant les yeux et inspira lentement.

Le Colonel se rapprocha et Marianne entendit sa respiration légèrement saccadée. Elle connaissait suffisamment les hommes pour savoir que ce n’était pas de peur. Bien qu’étant toujours resté des plus corrects, Willoughby avait fait parfois preuve en sa présence d’un même empressement, d’un même combat intérieur.

Les mains de Marianne se crispèrent davantage sur son ventre tandis que les couvertures qui la recouvraient étaient lentement repoussées. Un frôlement, tout d’abord si léger qu’elle crut l’avoir imaginé la fit tressaillir puis les doigts plus fermes du Colonel se posèrent sur son mollet droit. Le tissu diaphane de sa chemise de nuit fut peu à peu relevé à mesure que les mains précautionneuses de son époux glissaient sur ses jambes nues.

Ses caresses étaient si délicates qu’elle les sentait à peine mais lorsqu’il atteignit ses cuisses, un long frisson la parcourut. Elle n’aurait su dire s’il s’agissait là de peur ou d’un autre sentiment qu’elle avait du mal à identifier, mais elle dut se mordre la lèvre pour taire un gémissement. Son cœur battait si vite et tous ses sens semblaient en éveil. Le bruissement satiné des tissus, la respiration du Colonel, son odeur si masculine ; à la fois étrangère et si familière, presque intime.

Une flamme insolite s’alluma à l’intérieur de ses entrailles et Marianne retint sa respiration. Ce n’était pas désagréable, bien au contraire et elle se mit à espérer que la caresse de ses doigts se poursuive.   

Mais d’une main plus ferme, le Colonel fit pression entre ses cuisses afin de les écarter l’une de l’autre, et une sueur froide chassa la chaleur délicieuse qui avait un instant plus tôt fait frissonner son corps. Le matelas se creusa davantage puis le corps de son époux pesa lourdement sur elle.

Une panique sans précédent la saisit.

- Je suis désolé, murmura-t-il à son oreille. Je ferai le plus vite possible.

Sa voix était éraillée mais Marianne était au-delà de cela. Elle dut détacher ses mains soudées l’une à l’autre tandis que le Colonel s’allongeait entièrement sur elle. Un gémissement de terreur s’échappa de ses lèvres lorsque la jeune femme sentit quelque chose de dur et de chaud entre ses cuisses.

« Mon Dieu, Mon Dieu !» se contraignit-elle à ne pas hurler.

- Pardonnez-moi… chuchota-t-il alors avec une sincérité qui la toucha.

Marianne serra les dents.

A quoi jouait-elle ? C’était son devoir de femme de supporter cela du mieux qu’elle le put, sans montrer ni crainte, ni dégoût à son époux. N’avait-elle pas une parfaite confiance en lui ? N’éprouvait-elle pas le plus grand respect pour sa personne ?

Elle agrippa les draps du lit de ses mains tremblantes puis chassa de son visage toute émotion. Elle ouvrit les yeux et croisa alors le regard du Colonel. Un regard tourmenté, partagé. Marianne esquissa un sourire qui se voulut rassurant mais douta du résultat. Cette attitude eut cependant l’effet voulu. La tension de son époux diminua et il glissa une main caressante sur sa joue glacée.

- Ma courageuse Marianne, murmura-t-il.

Ces mots, plus que la douceur de son geste atteignirent le cœur de la jeune femme. Mais alors qu’elle laissait tomber ses défenses, le Colonel pesa un peu plus sur elle et une douleur fulgurante déchira tout son être. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise, un cri s’échappa de ses lèvres et ses mains se crispèrent sur le drap. Un sanglot montait déjà dans sa gorge lorsque… le Colonel la libéra brusquement de son poids. Il roula sur le lit, se leva vivement puis se dirigea sans attendre vers la chaise où son peignoir l’attendait. D’une main tremblante, il le revêtit.

- Voilà. A partir de maintenant… plus jamais je ne vous ferai de mal, dit-il, le dos tourné, le corps tendu.

Et sans un mot de plus, sans le moindre regard, le Colonel sortit de la chambre.

Perdue, Marianne entendit son pas décroître dans le couloir jusqu’à disparaître totalement. Là seulement, elle inspira profondément et reprit conscience de la réalité. La douleur vive qu’elle avait subi l’instant d’avant commençait à se calmer pour ne laisser qu’une brûlure somme toute supportable. Après un instant de répit, elle se redressa alors et s’assit en grimaçant. Malgré sa pudeur, elle s’examina, cherchant à comprendre ce qui venait de se passer, et fronça les sourcils en découvrant quelques gouttes de sang perler sur ses cuisses encore ouvertes. Et pourtant, rien ne semblait différent.

Elle se leva donc, maintenant sa chemise de nuit afin de ne pas la tâcher, puis s’approcha d’un petit bac contenant de l’eau et à côté duquel étaient posées quelques serviettes. Sachant par expérience qu’il était fort difficile d’ôter du sang d’un vêtement, elle préféra se laver brièvement à l’aide de sa main puis utilisa l’une des serviettes pour s’essuyer. L’eau du bac avait à présent une teinte rosée et Marianne se tourna vers le lit.

Quelques gouttes vermillon souillaient le tissu et elle prit une autre serviette afin de la poser sur le drap. Ces longs mois de privation lui avait appris à prendre soin de ses affaires et elle ne voulait pas risquer de tacher sa chemise de nuit. 

Ceci fait, elle se recoucha et écouta enfin son corps.

La brûlure était toujours là, mais plus faible, et chaque fibre de son être s’apaisa.

Elle regrettait déjà de s’être montrée aussi émotive face à une situation qu’elle avait imaginée plus éprouvante, mais elle soupçonna le Colonel d’avoir écourté l’acte afin de ne pas la blesser davantage. Nul doute que peu d’hommes auraient eu cette gentillesse et elle lui en fut profondément reconnaissante.

Reconnaissance, respect, confiance. C’était des sentiments qu’elle n’avait jamais éprouvé pour toute autre personne que son défunt père. Certes, le Colonel, plus jeune de dix ans, n’avait rien en commun avec celui-ci mais elle aimait la sécurité, la tranquillité d’esprit que lui apportaient ces qualités. Après avoir subi les affres d’une passion dévorante et destructrice, cette paix intérieure lui était devenue salutaire, et elle tenait à Christopher Brandon pour cela.

Mais comment le lui prouver ?

Quelques minutes plus tard, Marianne entendit le pas du Colonel dans le couloir et elle ramena ses mains sur son cœur, refusant de jouer l’endormie afin d’éviter une confrontation gênante. Il ouvrit la porte avec précaution et la jeune femme tourna la tête vers lui. Il sembla surpris de la découvrir encore éveillée et hésita sur le seuil. Il finit pourtant par entrer dans la chambre et referma soigneusement la porte derrière lui.

Son regard glissa sur la pièce, se figea un instant sur le bac d’eau rougie qui témoignait de la blessure occasionnée et revint aussitôt se poser sur le visage de Marianne.

- Comment vous sentez-vous ? s’enquit-il avec inquiétude.

- Bien, je vous remercie, répondit-elle avec le plus de sincérité et de gratitude possible.

Il acquiesça, soulagé, puis se défit de nouveau de sa robe de chambre et entreprit d’éteindre les quelques bougies disséminées dans la chambre.

Marianne sentit son cœur battre plus fort.

Allait-il recommencer ? Mais quand bien même. N’avait-il pas précisé que seule la première fois était douloureuse ? Le regard de la jeune femme se posa sur le corps de son époux. La chemise légère qu’il portait, rendue transparente par la lueur des bougies, cachait mal sa mince et haute silhouette. Elle aimait sa stature aux larges épaules et à la taille étroite.

L’espace d’un instant, elle revécut le poids de son corps d’homme sur le sien et elle détourna les yeux. Elle se vit de nouveau perdue dans un désordre de sentiments contradictoires et en ressentit une légère frustration. D’où lui venaient cette curiosité et cette agitation ? Ce mélange de peur et d’excitation ?

Elle ne parvenait à chasser de son esprit ce furtif instant où cette petite flamme s’était brusquement allumée au creux de son ventre, où les doigts du Colonel avaient laissé une trace brûlante sur sa peau.

Le lit ploya de nouveau et elle se mordit la lèvre. Le Colonel s’allongea à ses côtés mais le lit était grand et il resta sagement de son côté. Marianne finit par tourner un regard curieux vers lui et croisa le sien. Dans la pénombre, ses pupilles noires brillaient d’une lueur qu’elle connaissait bien à présent, et tout lui apparut soudain plus clairement.

En se retirant ainsi qu’il l’avait fait quelques minutes plus tôt, le Colonel s’était privé de son plaisir à lui. Voilà pourquoi il avait fui la chambre avec tant de hâte. Voilà pourquoi il ne revenait que maintenant.

- Bonne nuit, Marianne, dit-il alors.

La jeune femme cligna des yeux, surprise, puis acquiesça.

- … Bonne nuit, Colonel.

Le visage de ce dernier se figea et Marianne sentit sa gorge se serrer.

Trop tard.

Comment avait-elle pu nommer son propre époux par son grade ? Après ce qu’il venait de faire pour elle, comment avait-elle pu ?

Malgré cela, il eut le courage de lui sourire puis se détourna.

Le cœur gonflé de regret, les paroles d’excuses de Marianne s’étouffèrent entre ses lèvres.

Il venait d’éteindre la dernière bougie. 

 

A SUIVRE...