Raison et Sentiments

 

CHAPITRE III

 

Les Brandon furent contraints d’attendre la fin de l’après-midi pour prendre enfin congé. Le Colonel s’était fait plus distant que jamais, encouragé par les remarques amusées de Mrs Jennings et de Sir Middleton, et Marianne avait tenté de faire bonne figure face aux regards à la fois curieux et compatissants d’Elinor et d’Edward.

Jusqu’ici, la jeune femme n’avait guère eu le temps de revenir sur ce qui s’était passé sous le grand chêne, ni sur les émotions inattendues et inespérées que son époux avaient fait naître en elle, et ce fut donc plus que troublée qu’elle pénétra dans l’habitacle intime de leur voiture. Le Colonel vint s’asseoir sur le siège face au sien mais lorsqu’elle leva un regard intimidé vers lui, il avait détourné la tête et observait le domaine des Middleton avec un intérêt singulier.

Le carrosse s’ébranla.

Le jour déclinait et la lueur éclatante du soleil couchant faisait danser les ombres dans la cabine. Le visage marqué de son époux lui sembla si dur que Marianne se remémora la première impression que le Colonel avait fait sur elle. Malgré la douceur de son regard, c’était la sévérité de son expression qui l’avait tout d’abord frappée. Elle s’était aussitôt désintéressée de lui, le jugeant trop taciturne et sombre pour enflammer le cœur d’une femme.

Mais le temps lui avait montré son erreur, et la dureté de ses traits n’étaient rien moins que la preuve vivante des souffrances et des désillusions qui avaient jalonné la vie du Colonel.

Le cœur de Marianne se serra et une violente bouffée de tendresse vint l’assaillir.

Elle aurait voulu de ses doigts chasser les rides amères que la solitude et la douleur avaient creusées prématurément sur ce visage qu’elle avait appris à aimer. Elle aurait souhaité qu’il la reprenne dans ses bras, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt. Elle aurait aimé qu’il la laisse enfin le toucher. Toucher son corps, toucher son cœur.

« Aimes-tu le Colonel ? »

La voix d’Elinor s’imposa à elle et Marianne eut soudain honte de sa réponse.

Oui, elle l’aimait. Bien sûr. Tout cela lui semblait si évident, à présent. Il ne lui avait fallu qu’un baiser pour que ses derniers doutes s’envolent. Mais comment le lui faire comprendre ?

Depuis leur départ du domaine des Middleton, un lourd silence régnait dans la voiture. La jeune femme se demandait encore comment rompre celui-ci lorsque la voix de son époux retentit.

- Marianne, commença-t-il prudemment.

Il semblait fort embarrassé et fuyait son regard avec obstination.

- Je… tenais à vous présenter mes plus sincères excuses concernant l’incident de cet après-midi. Mon but n’était absolument pas de vous effrayer et j’ai parfaitement conscience d’avoir dépassé les limites de la bienséance.

Marianne buta sur ce dernier mot.

- La bienséance ? répéta-t-elle.

- Vous ne méritiez pas de faire l’expérience de sentiments, d’émotions que vous ne demandiez point.

La jeune femme hésita un instant puis souligna doucement :

- C’est au contraire ce que je voulais, il me semble.

Christopher cilla.

- Certes… Mais vous ne vous doutiez certainement pas des conséquences de cette demande.

Un sourire détendit les lèvres de Marianne et ses joues rosirent.

- Il est vrai, acquiesça-t-elle.

Ce n’était pas un reproche, bien sûr, puisque cela avait été au-delà de toutes espérances.

- Et j’en suis désolé, enchaîna-t-il sans lui laisser la moindre chance de le détromper. Vous n’aviez pas à faire les frais de mon enthousiasme.

Il se tut alors et sembla clôturer le sujet en se détournant, s’abîmant de nouveau dans la contemplation de la campagne anglaise.

Les mains moites, Marianne observa son profil aux traits acérés. Son cœur battait si violemment dans sa poitrine qu’elle en avait mal. Il était temps de mettre un terme à cette politesse si impersonnelle.

Ses excuses, elle n’en voulait pas.

Marianne inspira profondément une bouffée d’air afin de se donner du courage puis lança :

- Je crois que vous vous méprenez. Je n’ai pas du tout trouvé cela déplaisant.

Stupéfait, le Colonel leva les yeux vers la jeune femme.

- Bien au contraire, je vous assure, poursuivit-elle.

Marianne prit le temps de défroisser un pli inexistant de sa robe avant de finir d’un air mutin :

- Et s’il vous prend l’envie de recommencer, n’hésitez pas.

Un silence pesant se fit. Christopher l’observait avec dans le regard un mélange d’incrédulité et d’espoir. Un espoir qu’il étouffa hâtivement.

- Marianne, soupira-t-il. Ce n’est pas un jeu, croyez-moi.

- Mais je ne joue pas, s’insurgea-t-elle en redressant la tête. Vous vous excusez pour un acte que je désirais depuis plusieurs semaines déjà. Je vous réponds donc qu’il n’y a eu là aucune offense.

Le Colonel fronça les sourcils, comme s’il cherchait à comprendre une situation qu’il n’avait ni prévue, ni imaginée. Et de nouveau, le cœur de Marianne se serra. Elle s’avança sur son siège et posa une main timide sur celle de son époux.

- Croyez-vous donc que je vous ai épousé par dépit ? Alors certes, j’ai confiance et ai beaucoup d’attachement pour vous mais… il y a également bien plus que cela. Je ne me serai jamais liée à un homme qui me laisserait indifférent.

L’espoir brillait à présent dans le regard de son mari mais une fois encore, il se rembrunit. Il prit pourtant entre ses doigts la main qu’elle lui avait tendue et la baisa avec émotion.

- Je vous crois. Mais je sais aussi que votre cœur a beaucoup souffert. Vous êtes courageuse, Marianne. Désireuse de tourner la page, de vivre votre vie. Mais je sais par expérience qu’il vous faudra plus de temps pour oublier.

Willoughby.

Marianne retira sa main et ferma les yeux.

Une profonde lassitude la saisit. Elle était fatiguée de voir le fantôme de Willoughby s’interposer sans cesse entre elle et son mari.

Pourtant, elle mentirait en prétendant que tout sentiment pour lui l’avait entièrement désertée. Il avait été son premier grand amour et à cet égard, il resterait à jamais particulier.

Mais le Colonel avait tort. Les choses avaient changé. Elle avait changé. Et son cœur aussi. C’était vers Christopher que celui-ci la guidait. Vers cet homme qui avait souffert bien plus longtemps, bien plus durement qu’elle. Vers cet homme qui avait su rester droit, humble et se montrait si incroyablement patient.

Marianne ouvrit de nouveau les yeux et sourit avec malice.

- La patience n’a jamais été la plus grande de mes vertus, souffla-t-elle pour elle-même.

 

A SUIVRE...