Raison et Sentiments

 

CHAPITRE IV

 

Face à un époux ayant retrouvé tout son flegme et sa raideur, la jeune femme choisit de s’aérer l’esprit dès leur retour au manoir de Delaford. Marcher était pour elle la meilleure façon de se vider la tête et d’oublier un instant ses soucis en se laissant porter par ses pas. Mais elle eut beau respirer à pleins poumons, s’épuiser en allant toujours plus loin, le résultat ne fut cette fois-ci guère probant.

Elle devait prendre une décision, sans quoi cette situation déplaisante pouvait fort bien perdurer. Elle tenait absolument à abattre le mur qui les maintenait éloignés l’un de l’autre, et ce fut avec une certaine appréhension mêlée d’excitation qu’elle décida de passer à l’acte.

Le trajet du retour se fit plus léger bien que son trouble s’intensifiait à chaque pas. Marianne s’arrêta pourtant un court instant avec la dérangeante impression de se savoir observée puis accéléra l’allure afin de rentrer au plus vite avant la tombée de la nuit. Lorsqu’elle parvint au manoir, il était déjà tard et elle entendit la voix de son époux donner des ordres à son palefrenier.

Elle se hâta et vit le regard du Colonel s’apaiser lorsqu’elle sortit des sous-bois.

- Marianne… soupira-t-il. Je commençais à m’inquiéter.

- Je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer, s’excusa-t-elle aussitôt. Je ferai plus attention la prochaine fois. Je ne connais pas encore très bien le domaine et je ne pensais pas m’être autant éloignée.

Christopher acquiesça puis renvoya son domestique avant de tendre son bras. Marianne posa une main sur celui-ci et sourit.

Nul reproche, nulle réprimande.

- Vous devez avoir faim après une telle marche. Mrs Harton a cuisiné votre plat préféré, vous ne serez pas déçue, dit-il simplement.

- Oh ! Et je dois cette attention à… ?

Il lui rendit son sourire et elle se laissa guider, le cœur léger.

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Comme chaque soir, elle attendit un long moment qu’il vienne la rejoindre mais elle finit par éteindre la dernière bougie dans un soupir las et se lova entre les draps parfumés. Marianne savait qu’il ne se coucherait jamais tant qu’il ne la croirait pas assoupie et elle patienta, les mains moites, le cœur palpitant. Près d’une demi-heure plus tard – une éternité – le pas assourdi du Colonel se fit entendre devant la porte de la chambre et bientôt celle-ci s’ouvrit.

La jeune femme ferma aussitôt les yeux, tenta de donner à sa respiration un apaisement forcé et la porte se referma sur son époux. Il traversa silencieusement la chambre en direction de la petite salle de toilette attenante et Marianne inspira une longue bouffée d’air.

Comment était-elle donc censée agir pour ne pas le faire fuir ? Pourquoi n’y avait-il aucun manuel, aucun livre afin de la guider ? Pourquoi les femmes restaient si volontairement ignorantes dans ce domaine ?

Un gémissement passa le barrage de ses lèvres mais elle posa aussitôt une main tremblante sur sa bouche. Un léger bruit s’était fait entendre dans l’autre pièce et bientôt Christopher vint la rejoindre. Le matelas ploya doucement sous son poids mais l’obscurité de la pièce empêcha la jeune femme de savoir s’il lui tournait ou non le dos.

Son souffle ne lui parvenant pas, elle en conclut rapidement qu’il ne lui faisait pas face et un agacement singulier mais salutaire la saisit. Il fuyait, encore une fois, et cela l’incita à agir sans se poser davantage de question. D’un geste souple, elle se rapprocha du corps de son époux et vint se coller contre lui. Marianne sentit aussitôt son dos se raidir.

Il redressa la tête et la jeune femme se figea à son tour.

- Que faites-vous ? demanda-t-il dans un murmure.

- J’ai froid, mentit-elle.

Il y eut un léger silence puis il s’enquit :

- Voulez-vous que je fasse raviver le feu dans la cheminée ?

- Non, je suis bien comme cela.

Le Colonel hésita un instant puis reposa sa tête sur l’oreiller. Marianne sentait la nervosité de son corps contre le sien. Il n’avait rien d’un homme prêt à s’assoupir, les membres détendus, le souffle lent et apaisé.

La jeune femme se mordit la lèvre puis demanda d’une petite voix :

- Pourriez-vous vous retourner ?

- Marianne… grogna-t-il aussitôt en s’écartant brusquement.

Elle l’entendit bouger puis bientôt la lumière légère et diffuse d’une chandelle éclaira la pièce. Il se tourna vers elle, assis sur le bord du lit.

- Qu’essayez-vous de faire ?

Marianne serra les dents, vexée de se montrer si désespérément maladroite.

- J’ai froid et je veux mon époux contre moi. Qu’y a-t-il de mal à cela ? s’emporta-t-elle.

Christopher soupira.

- Nous avons déjà eu cette conversation.

- Celle où vous me dites que vous ne voulez pas me toucher parce que vous en avez trop envie ? N’est-ce pas un peu contradictoire ?

- Marianne…

La jeune femme ne put s’empêcher de sourire malgré elle. Elle venait de réaliser combien elle aimait sa façon de prononcer son prénom. Avec tendresse, patience et parfois une petite pointe d’exaspération.

Un sourire sur les lèvres, elle se redressa et laissa inconsciemment le drap qui la recouvrait glisser, dévoilant une chemise de nuit au fin tissu. Le décolleté était sage mais le voile soyeux laissait percevoir les auréoles plus sombres de sa poitrine.

Le regard du Colonel se posa inéluctablement sur elle mais il parvint à se détourner, la mâchoire crispée. Il se leva pourtant et fit quelques pas dans la pièce. Mais il ne prit pas la fuite. Il resta, comme si quelque chose l’empêchait de passer le pas de la porte. Comme s’il n’en avait plus la force.

Marianne ne bougeait pas et l’observait sans honte malgré la légèreté de sa tenue. La chemise qu’il portait était ouverte sur un torse massif et un frisson la parcourut lorsqu’il passa ses mains tremblantes dans la masse sombre de ses cheveux. Le tissu ceintura son dos et ses cuisses aux muscles tendus apparurent. Il s’immobilisa bientôt puis tourna un regard fiévreux vers elle.

La jeune femme tressaillit mais parvint à lui sourire en un appel silencieux.

- C’est trop tôt, murmura-t-il en s’avançant cependant vers le lit.

- Trop tôt, répéta-t-elle sans réellement prendre conscience des mots qu’elle prononçait.

Il parvint à hauteur de la couche, s’assit sur le matelas et regarda la jeune femme.

- Trop tôt… Vous n’étiez pas censée… agir ainsi, souffla-t-il, comme si chaque mot lui était douloureux. Je ne veux pas tout risquer en allant trop vite.

- Vous ne risquez rien, la rassura-t-elle, malgré l’appréhension et le trouble qui la tenaillaient.

Marianne ne savait guère où elle allait. Ni ce qui l’attendait. L’étreinte brève et douloureuse se rappela à elle mais elle la chassa et préféra se souvenir du baiser sous le grand chêne, de la flamme à l’intérieur de son corps, de ce manque qu’il semblait seul capable de combler.

- Je ne veux plus vous voir disparaître, vous entendre vous excuser, insista-t-elle sans comprendre que le Colonel avait déjà capitulé.

Celui-ci se glissait entre les draps, s’allongea sur le dos mais parvint à garder ses mains sagement le long du corps. Il ferma les yeux.

- Est-ce la curiosité qui vous anime ?

Surprise par une question si singulière, Marianne dut avouer qu’une partie d’elle-même mourrait d’envie de découvrir la morphologie masculine et celle du Colonel en particulier. C’était bien évidemment une question qu’elle s’était mille fois posée et ce, depuis bien longtemps, mais qu’elle avait tu, comme tant d’autres choses.

La bienséance, toujours.

Elle observa donc le visage crispé de son époux puis s’abîma dans la contemplation de son cou à la peau si étrangement attirante et offerte. Elle leva une main timide et laissa ses doigts frôler la chair que la chemise ne parvenait pas à cacher. Il tressaillit aussitôt et ouvrit les yeux.

Elle suspendit son geste.

- N’ayez pas peur, murmura-t-il d’une voix rauque. Vous pourrez mettre un terme à tout cela dès l’instant que vous le désirerez.

Se mordant la lèvre, elle croisa son regard doux bien que voilé.

Toujours cette patience. Toujours ce désir de ne pas blesser. De ne pas LA blesser.

Elle affermit donc son contact et apprécia la douceur de sa peau sous ses doigts tremblants. L’étincelle dans son ventre s’alluma et ses joues se colorèrent. Sa main se faufila sous la chemise mais se trouva bien vite arrêtée par la couverture que le Colonel avait remise sur lui.

Ce ne fut pourtant qu’un court barrage à sa curiosité car il fit glisser le drap jusqu’à sa taille. Malgré un col échancré, la chemise qu’il portait masquait toujours son torse et prise d’un accès de témérité, elle tira sur le tissu.

Les yeux de nouveau fermés, comme si la voir eut été trop douloureux, trop difficile, le Colonel inspira longuement puis prit les choses en mains. Il se saisit de sa chemise, se cambra et ôta d’un geste souple le vêtement avant de le jeter au sol.

Marianne sentait son cœur battre sourdement dans sa poitrine à mesure que le corps de son époux se dévoilait : la pâleur de sa peau, son ventre plat, son torse imposant puis ses larges épaules. Il avait le corps d’un homme habitué à l’effort, celui d’un officier qui ne se ménageait pas en restant en dernière ligne. Et même si la guerre contre Bonaparte était terminée, il avait gardé une apparence nerveuse et puissante.

Elle le trouva beau.

La jeune femme observa un instant les yeux toujours clos de son époux puis posa une nouvelle fois l’une de ses mains sur lui. Elle sentit un frisson glisser sur la peau nue et se mordit machinalement la lèvre. Son torse robuste se soulevait de façon chaotique malgré les efforts qu’il faisait pour rester le plus calme et le plus immobile possible. Il était étrange de voir le pouvoir qu’elle possédait sur lui.

D’une caresse, d’un frôlement, elle le troublait, l’embrasait et au bout de quelques minutes de ce petit jeu, Marianne se sentit plus à l’aise. Elle redessina les courbes douces et abruptes qui modelaient le torse du Colonel, attirée malgré elle par les deux auréoles sombres qui se durcissaient à son contact. Elle avait depuis longtemps cessé les effleurements afin de raffermir ses caresses, comme si le besoin de se rapprocher de lui devenait plus impérieux. Un gémissement passait parfois le barrage des lèvres serrées de Christopher et la jeune femme sentait peu à peu son propre corps s’amollir. Sa chair était brûlante, son souffle plus difficile et elle étouffait malgré la légèreté de sa chemise de nuit.

Ses doigts glissèrent alors lentement sous les couvertures mais une main vint soudainement emprisonner son poignet.

Elle leva les yeux vers son époux et croisa son regard sombre et fiévreux. Ils s’observèrent un long moment avant que l’un et l’autre puissent retrouver l’usage de la parole.

- Si vous allez plus loin… je ne sais pas si j’arriverais à me contrôler, murmura-t-il.

Etrangement, cette mise en garde ne fit que renforcer le désir de la jeune femme de poursuivre. Depuis leur baiser, Marianne mourrait d’envie de voir le Colonel perdre enfin le précieux contrôle qui régissait sa vie. Tout comme elle mourrait d’envie de voir ce qui se trouvait sous cette couverture.

Elle lui sourit.

D’un geste lent mais assuré, elle dégagea son poignet et le bras du Colonel retomba mollement sur le lit. Il soupira, un tremblement dans la voix, mais ne ferma pas les yeux et observa le visage de la jeune femme. Le regard de celle-ci glissa le long du torse dénudé de son mari puis d’une main vacillante, elle agrippa la couverture.

- Marianne… prévint-il une dernière fois tandis qu’elle écartait d’un geste ample le couvre-lit.

Le cœur battant à se rompre dans sa poitrine, la jeune femme jeta un bref coup d’œil avant de détourner les yeux. Tout cela lui semblait soudainement si intime, à la limite de l’indécence. N’était-il pas choqué par son comportement ?

Elle croisa de nouveau son regard, mais celui-ci n’avait en rien changé. Christopher lui laissait toute liberté, sans la juger, et elle se mordit la lèvre. Ses yeux curieux revinrent se poser sur le bas ventre de son époux et elle inspira faiblement.

Voilà donc ce qui avait été la source de sa douleur, quelques nuits plus tôt. Cette partie de lui qui lui fit détourner une seconde fois la tête. Ses joues la brûlaient. Puis les paroles du Colonel lui revinrent en mémoire :

« A partir de maintenant… plus jamais je ne vous ferai de mal. »

Sa main se leva et elle frôla la cuisse nerveuse de son époux. Celui-ci sursauta mais resta immobile. Son torse se soulevait à une vitesse croissante, témoignant de l’effort intense qu’il faisait afin de garder son calme. Le regard de la jeune femme suivit les muscles tendus de ses cuisses puis de ses doigts osa enfin frôler le membre vibrant et tendu de désir.

Christopher gémit aussitôt.

- Je vous fais mal ? s’alarma-t-elle en suspendant son geste.

Il prit le temps d’inspirer longuement avant de répondre :

- … Pas exactement. Non.

Marianne leva les yeux et croisa ceux de son mari, obscurcis par le désir. Un violent frisson la traversa et la brûlure dans son ventre se mua en un manque presque insoutenable.

Etait-ce cela que son corps appelait avec tant de force ? Cette partie de lui qui lui avait fait si mal ? Alors pourquoi s’embrasait-elle à l’idée de le sentir en elle ?

Avait-elle seulement le droit de poser de telles questions ?

- Que ressentez-vous ? demanda-t-il avec une douceur soudaine.

- Ce que je ressens ? répéta-t-elle, trop bouleversée pour parvenir à mettre un sens à des mots.

- Oui.

Le regard de la jeune femme se posa de nouveau sur le corps de son époux.

- Je… me consume, souffla-t-elle.

Un fin sourire apparut sur les lèvres du Colonel, adoucissant ses traits de façon saisissante. Il se redressa lentement puis glissa une main brûlante sur la joue de Marianne.

- Regardez-moi.

Elle leva les yeux vers lui puis sentit son cœur se dilater lorsqu’il se pencha afin de l’embrasser. Ses lèvres furent aussi fiévreuses que lors de leur baiser sous le grand chêne et elle y répondit avec une ferveur toute innocente. Marianne n’avait plus la moindre emprise sur ses émotions, sur ses gestes. Elle plongea ses doigts tremblants dans les cheveux soyeux de son époux et gémit lorsqu’il pesa sur elle. Docile, elle s’allongea et ferma les yeux. Ses larges mains se mouvaient sur sa peau, ôtant un à un les liens de satin qui retenaient sa chemise de nuit.

Ses lèvres impatientes vinrent remplacer le tissu qui peu à peu disparaissait et sans qu’elle comprenne comment, la jeune femme se retrouva à son tour nue et offerte. Chacune de ses caresses la mettait au supplice. Chacun de ses baisers la laissait pantelante. Leurs doigts se mêlaient, leurs lèvres s’unissaient jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus que supplier intérieurement.

- Christopher, gémit-elle en se cambrant fiévreusement.

Répondant à cet appel, Brandon prit appui sur ses bras et vint recouvrir le corps de la jeune femme. Mais lorsqu’il pesa sur elle, Marianne se raidit soudainement. La peur de souffrir de nouveau chassa un bref instant les sensations envoutantes qui parcouraient son être, mais la voix rauque du Colonel vint aussitôt la rassurer :

- Ayez confiance en moi, Marianne…

Elle croisa son regard et y lut tout ce qu’il ne disait pas, tout ce qu’il n’osait avouer. Ces sentiments si forts qu’il révélait chaque jour mais sur lesquels il ne parvenait à mettre de mots. Emue, Marianne posa une main tremblante sur sa joue et attira son visage à elle. La jeune femme mit dans son baiser tout l’amour qu’elle éprouvait et Christopher gémit contre ses lèvres.

Lorsqu’il plongea enfin en elle avec une retenue consciente, il n’y eut nulle douleur et Marianne soupira de plaisir. Elle resserra son étreinte, remodelant le dos de son époux de ses mains affamées.

- Marianne…

La jeune femme sourit et se cambra. Sa voix, son odeur, sa saveur, tout ce qui était lui la remplissaient de volupté. Jamais de sa vie, elle n’avait tant ressenti. Jamais elle n’avait imaginé vivre quelque chose d’aussi fort, et pour la première fois de son existence, elle s’abandonna entièrement.

 

A SUIVRE...